Il ne bouge plus, respire à peine. Étendu à mes pieds, quelque part entre la douleur et l’envie. Il m’attend, guette le prochain mouvement. En silence. Ne rien demander — c’est la règle. Laisser venir et s’en satisfaire. Pour installer la confiance, je reste ferme, autant que courtois. Ceci n’est pas un exercice. S’il refuse, je m’en vais.
Il baisse la garde. Que la fête commence... D’abord, bousculer les systèmes — musculaire, nerveux, sanguin ; tous solidaires. Je compresse légèrement les membres afin de les préparer. Une sensation de chaleur l’apaise. Alors qu’il croit s’abandonner, son corps se tasse, le protège. Parent pauvre de l’esprit, à l’inverse de son cousin germain, il sait qu’aucune évasion ne lui est autorisée.
C’est d’abord à lui que je m’adresse. Les manipulations favorisent la communication avec mon client, polyglotte, mais imperméable à son propre lexique, et bien incapable de saisir la grammaire de son organisme. La mère des drames : perdre le lien avec sa chair, être sourd à ses bruissements, ses questionnements ; n’entendre à travers la souffrance que sa frustration, son agacement. Sans saisir le message murmuré à tous vents.
Le corps est un être à part entière, éloquent et sincère. Même immobile, il se raconte. J’essaie de traduire ce qu’il énonce. Souvent, il se crispe. Parfois, je le vois convulser. À mon contact, il se laisse aller. Le simple fait de s’allonger sur le dos en dit long. Certains, une poignée, sont ravis d’abdiquer ; d’autres — innombrables —, désarçonnés. Pour eux, la rupture est consommée. La gêne installée. Bruyante, triomphante.
Qui ne souffre pas ne m’engage pas. Ses os craquent. Il s’en excuse. Le signal pour ralentir. Ne surtout pas forcer la nature. Le rendre doucement à sa réalité. Je dépasse rarement les quatre-vingt-dix minutes. Comme jadis les cinéastes.
Assez pour aujourd’hui. Je l’aide à se relever, sans un mot. Nul besoin d’en rajouter : je sais ce qu’il en coûte de tenir ce rythme ; il sait ce qu’il me doit de le lui imposer. Il glisse en cuisine se servir un grand verre d’eau. Je consulte ma montre, récupère mon sac, puis me dirige vers la table syrienne où sont posés mes honoraires. « – À jeudi, Darius. ». Les escaliers de l’hôtel particulier avalés, j’enfourche ma Ducati Monster, pour le fond autant que la forme ; elle oblige à maintenir le dos droit, et raffermit ma position.