D'EN BAS ON VOIT MIEUX LE CIEL - TROMPE L'OEIL

Voici le troisième chapitre de mon nouveau roman. Bonne lecture !

D'en bas on voit mieux le ciel
3 min ⋅ 12/04/2024

Je l’attends à l’intersection des rues de Belleville et Julien-Lacroix, dans le vingtième arrondissement de la Capitale. Entre le ciel et l’asphalte, des travailleurs à la tâche. Le plus jeune, posé sur la crète d’un bâtiment, maintient la corde accrochée au coin d’un tableau noir. Sur la nacelle, son compagnon manœuvre. Des deux, vêtus en bleu de travail, c’est le cadet qui m’interpelle. Comme une impression de déjà-vu. Sa tête ronde me rappelle l’adolescent que j’étais dans le même quartier ; gamin désœuvré qu’un père ouvrier avait réussi à traîner au chantier. Une journée à couler dans le jardin d’un motocycliste la dalle où reposeraient ses bécanes à l’ombre d’un cerisier. Après avoir décaissé, damé et lissé, j’ai promis à mon père — si heureux d’initier son fils au métier — de revenir le seconder pour construire les murs du garage. Dieu seul sait ce qu’il en a pensé. Si mon bobard l’a aidé à se reposer. À quoi bon se le rappeler ? Le mal est fait. En observant l’apprenti tirer sur la corde, je lis la phrase du trompe l’œil de Ben : il faut se méfier des mots. Jeune homme, j’aurais validé le conseil en accusant ces lettres qu’on dresse entre les âmes. Désormais, je les sais innocentes comme l’ange soumis à la volonté de son Créateur.

Il s’arrête, descend m’ouvrir la portière avant de prendre place et demander ma destination. Je lui tends trois billets enveloppés dans un papier où sont indiquées des adresses.

Le voilà. Pile à l’heure.

– Allons au bout de cette somme. Je vous laisse choisir l’itinéraire.

– C’est vous le patron.
– Je veux que nous traversions autant de ponts que possible. Il y en a trente-sept à Paris. Je suis curieux de savoir combien nous en franchirons avant de terminer. L’habitacle est soigné, le chauffeur parfumé. Autour du levier de vitesse, un chapelet d’ivoire et sa croix sculptée où sommeille un enfant allongé sur le côté. Cinq perles au-dessus, un chérubin veille sur le garçonnet.

– Vous souhaitez en voir un en premier ?
– Pas spécialement.

Je suis fatigué de choisir.

En démarrant, il ajuste son rétroviseur et descend la rue au son du clignotant qu’accompagne la voix d’une journaliste : « L’individu est dangereux et activement recherché. La police refuse pour l’instant de révéler son identité, mais nous savons que cinq meurtres sont confirmés. Les victimes ne se connais- saient pas entre elles, mais sont toutes liées au suspect. »

– Quelle histoire ! Ils sont en boucle depuis ce matin. Vous en avez entendu parler ?

– Auriez-vous la gentillesse de couper le son ?

Virage à droite, il s’engage sur le boulevard vers la Place du Colonel Fabien. Sa conduite prudente s’accorde parfaitement à la gêne qu’il tente de dissimuler. Las de prendre les devants pour satisfaire mes interlocuteurs, je l’attends. Trente secondes suffisent à lui délier la langue. Une éternité. J’ai besoin de vider mon sac. Je suis là pour ça.

– Vous savez, notre balade risque de durer. Vous préférez garder le silence ou...

– Parlons.

– Bien ! Par où commencer ? Et vous, alors, c’est quoi votre histoire ?

– Oui. Celle que vous racontez aux autres quand vous les rencontrez. Avec son intrigue, ses personnages, ses rebondissements.

– Mon histoire ?

– Eh bien, je n’y avais jamais pensé en ces termes. Mon histoire... Par où commencer ?

– Le plus simplement du monde. Quelle est la question qu’on pose à un inconnu après lui avoir demandé son nom ?

– Ce qu’il fait dans la vie.
– Voilà.
– J’écris des livres.
–Ça fait longtemps que je n’ai pas pris d’écrivain. Le dernier, je ne me souviens plus de son nom, mais son odeur, ça oui !

–...
– Et quel genre de livres vous écrivez ?
– Des portraits.
– Des portraits ? Comme des peintures ?
– On peut dire ça.
– Et vous en avez écrit beaucoup ?
– Quelques-uns. Je termine le dernier.
– Quelqu’un de célèbre ?

Pas encore. Mais d’après le flash info, ça ne saurait tarder. 

– Plutôt discret, au contraire.
– Il est dans votre sacoche ? Pas l’homme invisible, hein !

Réagis à la blague. Tu vas passer des heures en sa compagnie. Fais comme elle t’a appris.

– Il est bien trop musclé... Oui, le manuscrit s’y trouve.
– Et alors ? Vous êtes content du résultat ?
– Plus ou moins. Je ne m’attendais pas à cette fin.
– Ça se termine mal ?
– On dirait. J’avais l’intention d’écrire une biographie, me voilà l’auteur d’une tragédie.

D'en bas on voit mieux le ciel

D'en bas on voit mieux le ciel

Par Omar Benlaâla

Dealer, prédicateur, laveur de mort… j’ai connu mille vies avant d’être découvert sur internet par Pierre Rosanvallon qui édite mon premier livre, La Barbe (Seuil, 2015), dans lequel je raconte ma déscolarisation et mon engagement religieux.

En 2016, j’écris l’Effraction en réaction au débat sur la déchéance de nationalité, et à Histoire de la violence d’Edouard Louis, ouvrage qui met en scène un maghrébin sans parole alors qu’il est accusé de viol et de tentative de meurtre.

En 2018, c’est Flammarion qui édite mon troisième livre, Tu n’habiteras jamais Paris, récompensé du Prix de la Porte Dorée pour avoir mêlé les portraits d’un maçon kabyle du 20e siècle, mon père, et d’un ouvrier creusois du 19e siècle, Martin Nadaud.

En 2024 je fais le choix d’auto-éditer mon nouveau roman pour en faire un objet social autant que littéraire, et interroger à travers sa publication mon statut d’écrivain, entre fascination et précarité.

Pour cela, je m’associe à la philosophe Pauline Mandret-Moricau pour fonder PoM Culture, et faire le bilan d’une décennie d’écriture.